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Tom Rider sourit. L’idée semblait lui plaire.
— Non ! s’écria Farrington. Ce serait trop dangereux. Je me méfie de ces saucisses volantes. Et il faudrait le remplir d’hydrogène, je suppose. Ce truc-là, ça prend feu aussi vite que ça.
Il fit claquer ses doigts en guise de démonstration.
— Sans compter, reprit-il, que c’est à la merci de n’importe quelle bourrasque. Et où comptes-tu dénicher un pilote de dirigeable ? Un pilote d’avion, passe encore, bien que pour ma part je n’en aie rencontré que deux. Et c’est nous qui devrions servir d’équipage. Qui va nous entraîner ? Et si nous ne sommes pas doués ? Il y a tout un tas de raisons…
— Tu n’aurais pas les foies ? demanda Tom en souriant.
— Qu’est-ce que tu dirais si on te démolissait quelques dents ? fit Martin Farrington en rougissant.
— Ce ne serait pas la première fois, dit Rider. Mais ne t’emballe pas, Frisco. J’essayais de trouver des raisons de ne pas faire ce que suggère Peter. Je voulais t’aider, en quelque sorte.
Frigate n’ignorait pas que Jack London ne s’était jamais intéressé à l’aviation. Pourtant, un homme comme lui, qui avait toujours mené une vie aventureuse et ne manquait ni de curiosité ni de courage ni d’obstination, aurait dû vouloir être l’un des premiers à essayer les machines volantes qui voyaient le jour à son époque.
Se pouvait-il qu’il eût vraiment peur de voler ?
La chose n’était pas impossible. On pouvait être un lion sur le plancher des vaches mais être malade comme un chien dès qu’on mettait le pied en avion. La nature humaine était parfois ainsi. Il n’y avait pas de quoi avoir honte.
Martin Farrington, sans nul doute, avait honte d’avoir peur.
Frigate le comprenait d’autant mieux qu’il avait souvent lui-même éprouvé ce genre de honte. Il s’était en partie débarrassé de ses complexes, mais il en gardait des séquelles. Il n’avait plus peur d’avouer sa peur si elle avait une raison logique. Mais quand elle n’avait pas de fondement rationnel, c’était beaucoup plus difficile pour lui.
L’attitude de Farrington, cependant, ne manquait pas de logique. Affronter le pôle Nord en dirigeable, alors qu’ils ne savaient rien des conditions qui régnaient là-bas, c’était une entreprise risquée, sinon de la folie pure.
Ils appelèrent Nur et Pogaas pour leur faire part de la nouvelle idée de Frigate. Celui-ci s’efforça de leur expliquer les périls qui les guetteraient.
— Malgré tout, conclut-il, si l’on considère le temps que cela nous ferait gagner, rien que pour le voyage, je crois que la solution du dirigeable est de loin la meilleure. Songez que, si nous continuons en bateau, nous mettrons tant de temps pour arriver que d’innombrables obstacles se dresseront sur notre route et…
— Ce n’est pas la question ! s’écria Farrington en serrant les poings. Personne ici n’a peur du danger, et moi le…
Il n’acheva pas sa phrase, car Tom était en train de sourire.
— Qu’as-tu à ricaner comme ça ? reprit Farrington, rageur. Tu ressembles à un putois en train de bouffer de la merde.
Pogaas ricanait aussi.
— Inutile de s’exciter, fit Rider. Avant de prendre une décision, il serait bon d’aller consulter le cacique local, Podebrad. Rien ne dit qu’il soit disposé à nous fournir les matériaux pour construire un dirigeable. Sans lui, nous ne pouvons rien faire. Je suggère d’aller le trouver de ce pas.
Nur et Pogaas ayant des affaires plus urgentes à régler, ils laissèrent le capitaine, le second et le matelot prendre le chemin d’une grande bâtisse en pierre de taille que leur indiqua un passant.
— Vous ne pensez pas sérieusement à vous emparer d’un de ces bateaux à vapeur ? demanda Frigate.
— Ça dépend, dit Tom.
— Nur ne voudra jamais marcher, et il ne sera pas le seul.
— Nous nous passerons d’eux, si besoin est.
Ils firent halte devant la demeure de Podebrad, qui se dressait au sommet d’une colline. Son toit pointu en bambou touchait presque les branches basses d’un pin géant. Les gardes les firent entrer dans une vaste salle de réception. Un secrétaire écouta gravement leur requête et s’éclipsa quelques instants. Puis il revint leur annoncer que Podebrad leur donnerait audience le surlendemain, juste après le repas de midi.
Ils décidèrent de passer le reste de la journée à pêcher. Rider et Farrington attrapèrent quelques « perches », mais ils discutèrent surtout sur la manière dont ils pourraient s’emparer d’un bateau.
Ladislas Podebrad était un rouquin de taille moyenne mais de carrure très forte. Il avait un cou de taureau, des lèvres charnues et un menton épais. Malgré son attitude glaciale au début, l’entretien dura beaucoup plus longtemps que les trois visiteurs ne l’avaient espéré. Ils s’estimèrent, dans l’ensemble, satisfaits, bien qu’ils n’eussent pas obtenu tout à fait ce qu’ils désiraient.
— Pourquoi êtes-vous si pressés d’arriver au pôle Nord ? leur demanda-t-il. Moi aussi, j’ai entendu parler de cette Tour des Brumes qui se dresserait au milieu d’un océan entouré d’infranchissables montagnes. Je ne sais pas s’il faut croire tous les récits que l’on colporte à ce sujet d’un bout à l’autre du Fleuve. Mais sans doute contiennent-ils une part de vérité.
» Le monde où nous vivons a peut-être été, à l’origine, créé par Dieu, mais il me paraît évident que ce sont des créatures, humaines ou autres, qui l’ont refaçonné à notre intention. En tant que scientifique, je suis persuadé que notre résurrection est due à des causes physiques et non surnaturelles.
» Pour quelle raison nous avons été ressuscités, je l’ignore, mais l’Eglise de la Seconde Chance nous apporte une explication qui n’est pas sans logique, bien qu’elle ne soit étayée par aucune information ni aucune certitude réelle.
» En fait, si je puis m’exprimer ainsi, la Seconde Chance me paraît en savoir plus sur la question que n’importe qui dans la profession.
Il pianota sur la table de ses longs doigts effilés tandis que tout le monde se taisait. Peter, en regardant ces doigts, se surprit à penser qu’ils n’allaient pas du tout avec son physique trapu et ses mains larges et épaisses.
Podebrad se leva et alla ouvrir une armoire d’où il sortit un objet qu’il leur montra.
C’était l’os spiralé d’un poisson-licorne.
— Vous connaissez tous cet emblème. Les Témoins de la Seconde Chance le portent sur eux pour témoigner de leur foi. Je préférerais qu’ils exhibent des preuves plutôt qu’un symbole, mais il en va des religions ici comme sur la Terre, s’ils avaient des preuves, ils n’auraient que faire de la foi, n’est-ce pas ?
» Néanmoins, une chose est certaine, c’est que l’après-vie existe. Ou plutôt, existait. Car maintenant que les petites résurrections ont cessé, nous ne savons plus ce qu’il faut en penser. Même l’Eglise de la Seconde Chance est perplexe et demeure plus ou moins muette à ce sujet. Certains disent que nous avons eu suffisamment de temps pour travailler à notre salut et qu’il n’y a plus de raison de nous ressusciter encore : si nous ne sommes pas déjà sauvés, nous ne le serons sans doute jamais, dussions-nous vivre une éternité.
» J’avoue, messieurs, que je ne sais trop que penser. Sur la Terre, j’étais athée. J’appartenais au parti communiste tchécoslovaque. Mais ici, dans le Monde du Fleuve, j’ai rencontré quelqu’un qui a fini par me convaincre que la religion et la raison ne sont pas forcément incompatibles. Tout au moins en ce qui concerne les fondements de la première.
» Après l’acte de foi vient, tout naturellement, la rationalisation de la foi, sa justification pseudo-logique. Mais ni Jésus ni Marx, ni Bouddha ni Mahomet, ni hindouistes ni confucianistes, ni juifs ni taoïstes n’avaient vu juste en ce qui concerne l’après-vie. Ils se trompaient encore plus sur ce monde-ci que sur celui où nous sommes nés.
Il retourna s’asseoir à son bureau et déposa l’os spiralé devant lui.
— Sinjoro, j’étais sur le point d’annoncer aujourd’hui ma conversion à la religion de la Seconde Chance. Et de proclamer en même temps ma démission en tant que chef d’Etat de la Nouvelle-Bohême. Je devais m’embarquer aussitôt à bord de l’un de mes navires à vapeur pour remonter le Fleuve afin de gagner l’Etat de Virolando qui, m’assure-t-on, n’a rien de mythique. Là, je voulais poser un certain nombre de questions au fondateur de l’Eglise de la Seconde Chance, La Viro. Et si j’étais satisfait de ses réponses, même s’il avouait ne pas les connaître toutes, je me serais mis sous sa protection et à ses ordres. Je l’aurais suivi aveuglément en tout point.
» Malheureusement, si mes informations sont exactes, et je n’ai aucune raison de douter de mes sources, Virolando se trouve à des millions de kilomètres d’ici. Il me faudrait la moitié d’une vie terrestre pour y parvenir.
» Et voilà que vous venez soudain me trouver pour me soumettre une proposition qui me paraît, à vrai dire, si logique que je suis étonné de ne pas y avoir pensé moi-même. C’est sans doute parce que, en réalité, le voyage m’intéressait plus que son objectif. Mais il en est ainsi de tous les voyages, n’est-ce pas ? Plus que toute autre chose, ils favorisent surtout la découverte de soi. Voilà pourquoi, je suppose, l’évidence m’a échappé.
» En bref, messieurs, je suis prêt à vous donner les moyens de construire un dirigeable comme vous me le demandez. Je n’y mets qu’une seule condition. C’est que vous m’emmeniez avec vous.